31.
Une nouvelle paix
Tandis que le soleil commençait à réchauffer la forêt, les Chevaliers, couchés en cercle autour du feu, se réveillèrent un à un. En ouvrant les yeux, Sage se retrouva nez à nez avec le faucon couché près de lui dans un repli de la couverture. L’oiseau émit un petit cri amical et il pencha la tête de côté en ouvrant le bec. Assise près de lui, Kira assistait à la scène avec amusement.
— Es-tu bien certain que c’est un mâle ? demanda-t-elle.
— Évidemment, s’indigna son époux en se levant.
— Il me semble à moi qu’il se comporte davantage comme une femelle en amour.
— Les faucons ne peuvent pas s’éprendre des humains.
— Et ils dorment habituellement dans les arbres, répliqua Kira, pas dans les couvertures de leur maître bien-aimé, même s’il est aussi séduisant que toi.
Choisissant de ne pas réagir aux moqueries de sa femme, Sage remit l’oiseau sur la branche où il l’avait placé la veille. Il mangea avec Kira, puis alla se purifier avec elle dans l’un des nombreux ruisseaux qui sillonnaient la forêt. A leur retour, ils trouvèrent leurs frères d’armes occupés à rebâtir les huttes en compagnie des Elfes. De leur côté, Kevin, Romald, Botti et Fossell discutaient avec les artisans qui désiraient fabriquer des arcs et des flèches semblables aux leurs. Lorsqu’ils virent approcher Sage, ses compagnons l’invitèrent à se joindre à eux.
— Ces Chevaliers nous disent que vous êtes le meilleur archer d’Enkidiev, lança l’un des jeunes Elfes avec un accent charmant.
— C’est seulement parce que j’ai commencé à me servir d’un arc avant eux, répondit Sage en rougissant.
« Acceptera-t-il un jour les compliments qu’il mérite ? » songea Kira en s’asseyant sur un tronc mort pour l’observer.
— Je suis Valill et je veux apprendre à utiliser cette arme, poursuivit l’Elfe avec hâte.
— Montre-nous ce que tu sais faire, réclama un autre adolescent aux oreilles pointues.
Patiemment, Sage leur expliqua le fonctionnement de son arc. Lorsqu’il toucha des cibles aussi petites que des glands sur les branches des chênes, les Elfes lui manifestèrent aussitôt le plus grand respect.
Les Chevaliers-archers enseignèrent le maniement de l’arc à tous les jeunes Elfes désireux de l’apprendre. Les mains sur les hanches, Wellan guetta leur travail pendant quelques minutes puis il traversa lentement le village afin de veiller à ce que les travaux de reconstruction aillent bon train. Il ne semblait plus exister d’animosité entre les deux races et tous travaillaient en parfaite harmonie. Dès que le grand chef se fut éloigné, Sage s’approcha discrètement de Kevin.
— Mais où est Nogait ? murmura-t-il.
— Il avait un rendez-vous galant.
« Avec une Elfe ? » s’étonna l’hybride. Lisant la question dans ses yeux en miroir, Kevin se contenta pour toute réponse de hausser les épaules.
Pendant que ses compagnons jouaient aux professeurs de tir à l’arc, Nogait s’était esquivé en douce tout de suite après le repas du matin, espérant trouver sa belle amie près de son étang. S’assurant de ne pas être suivi, il emprunta le même sentier que la veille. Il arriva devant la nappe d’eau limpide comme du cristal.
— Je savais que tu viendrais, susurra Amayelle derrière lui.
Il fit volte-face en posant comiquement les mains sur son cœur, comme s’il voulait le retenir à l’intérieur de sa cuirasse. Son geste surprit la jeune Elfe qui se mit à rire aux éclats. Content de l’avoir amusée, Nogait lui offrit son plus beau sourire.
— Je veux que tu me parles des humains, exigea-t-elle en redevenant très sérieuse.
— Que désires-tu savoir ?
— Décris-moi leur pays, leurs maisons, leur nourriture, leur vie.
— Mais cela pourrait me prendre des mois et nous ne serons ici que quelques jours !
— Alors, commence tout de suite.
Il la fixa dans les yeux et comprit qu’il ne pouvait rien lui refuser. Il examina le terrain autour d’eux, à la recherche d’un endroit confortable pour s’asseoir. Amayelle capta ses pensées. Elle glissa ses longs doigts entre ceux du soldat et l’entraîna avec elle dans une partie de la forêt où il n’y avait aucun sentier. Au bout d’un moment, ils aboutirent dans une clairière où s’élevaient de curieux monuments de granit. Certains ressemblaient à des stèles funéraires, d’autres à d’énormes tables basses. La jeune Elfe lui fit prendre place sur l’une d’elles.
— Es-tu bien certaine que nous avons le droit de nous reposer ici ? la questionna Nogait. On dirait qu’il s’agit d’un lieu sacré.
— Il y a eu de grandes cérémonies dans cet endroit il y a très longtemps, mais elles n’ont pas été menées par des Elfes. Ces cercles de pierre existaient déjà lorsque mon peuple a traversé la mer. J’y viens souvent pour rêver.
Il voulut connaître le contenu de ces songes, mais Amayelle l’implora de lui parler plutôt de son monde à lui. Oubliant le temps et ses devoirs de Chevalier, Nogait lui parla de la géographie du continent ainsi que des différents royaumes, qui possédaient des coutumes différentes même s’ils étaient tous habités par des humains. Il lui décrivit les différents types de maisons qu’il avait observés pendant ses nombreuses campagnes militaires. Lorsqu’il lui parla de la vie des paysans et de celle des gens de la cour, la jeune femme ouvrit tout grands les yeux.
— C’est différent chez les Elfes ? demanda Nogait afin de comprendre les émotions qu’il lisait sur le beau visage de sa compagne.
— Tout à fait, soupira Amayelle en descendant souplement de la table de pierre pour faire quelques pas dans la clairière. Ici, toutes les unions sont décidées par les parents tandis que, chez toi, il n’y a que dans la royauté qu’on pratique ce genre d’injustice.
— Dois-je en conclure que tu n’aimes pas l’homme que ton père a choisi pour toi ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, mais je connais sa réputation. C’est le fils d’un chef de clan plutôt ambitieux qui fera passer ses intérêts politiques avant sa femme.
— Je croyais qu’il n’y avait qu’un seul chef parmi les Elfes.
— Le roi règne sur tous les clans, mais ceux-ci sont gouvernés par des princes qui font connaître la volonté du souverain à leurs sujets. Mon peuple ne vit pas à un seul endroit. Il est dispersé de l’orée de la forêt jusqu’à l’océan. Le clan de ma mère habite près de la falaise qui mène à Shola.
— Nous n’y avons pourtant jamais vu personne, pensa Nogait tout haut.
— Les Elfes sont des maîtres du camouflage, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois, lorsqu’ils habitaient leur grande île, ils vivaient sur les plaines, dans les vallées et au faîte des montagnes.
— Pourquoi ont-ils quitté leur patrie ?
Distraite, Amayelle releva vivement la tête. Nogait entendit lui aussi le message mélodieux dans son esprit mais n’en comprit pas un seul mot. La voix se tut et la jeune femme se tourna vers lui.
— Il faut que je rentre chez moi, annonça-t-elle, peinée. Mon père me cherche et il ne doit pas me trouver ici avec toi.
— Nous reverrons-nous avant mon départ ?
— Ce soir, près de l’étang, si je peux.
Le soldat sauta de son perchoir, s’approcha d’elle et posa un baiser sur ses douces lèvres. Effrayée, Amayelle recula en portant une main tremblante à sa bouche, comme si le geste de son ami humain lui avait causé de la douleur. Brusquement, elle tourna les talons et s’enfuit entre les arbres.
— Amayelle, je…
Trop tard, il ne pouvait même plus sentir sa présence dans la forêt. Nogait inspira profondément en revenant vers le village. Était-il sage de s’attacher à une femme dont la race n’encourageait nullement les unions à l’extérieur de ses clans ? Et s’il la demandait en mariage, Amayelle pourrait-elle briser la promesse d’union entre ses parents et ceux du jeune homme qu’ils avaient choisi pour elle ? L’esprit torturé, il rejoignit ses frères qui supervisaient les Elfes s’entraînant au tir à l’arc.